Rapport sur la thèse pour le grade de Docteur de l'université de Paris VIII, présentée par Vicente Palomera: «L'expérience psychanalytique des psychoses à l'époque freudienne»
Reseña de la Tesis de Doctorado de Vicente Palomera, presentada en la Universidad de París VIII
Bjerre, Junk, Nelken, Spielrein, Tausk, paranoïa / schizophrenie, méthode psychanalytique, psychanalyse appliquée, narcissisme, transfert et interpretations dans les psychoses, traitement de la psychose
faite sous la direction de Jacques-Alain Miller.
Lorsque Federn à la veille de la seconde guerre mondiale publiait un article sur le traitement des psychoses et entamait une course théorique avec Mélanie Klein, on pensait couramment que ces psychanalystes étaient des pionniers dans l'application de la méthode psychanalytique aux psychoses et plus spécialement aux sujets schizophrènes. C'est d'ailleurs une opinion qui de nous jours reste largement répandue. L'idée qui prévalait alors était que les autres psychanalystes n'avaient pas voulu s'attaquer au traitement de ces sujets et que Freud lui-même s'en était désintéressé après quelques tentatives infructueuses. Cette idée a eu la vie dure et il en reste encore quelque chose aujourd'hui. Cela a sans doute été favorisé par la main mise sur l'IPA par Anna Freud et l'ego-psychology et par la politique de secret menée par les Archives Freud.
C'est donc à l'exhumation de tout un travail précieux de considérations encore essentielles pour la compréhension et l'analyse des psychoses que procède cette thèse. Il est vrai cependant comme le signale l'auteur que Freud a adopté publiquement une position prudente et réservée concernant le traitement des sujets psychotiques en conseillant de n'accepter ces patients que dans une visée scientifique (ce qui veut dire ne pas se prévaloir des résultats thérapeutiques) et en ne publiant lui-même aucun traitement. Lacan lui-même sera sans doute influencé par cette réserve prudente en intitulant son article phare «D'une question préliminaire à tout traitement possible des psychoses».
La publication de la correspondance de Freud avec les plus importants de ses collaborateurs nous assure cependant qu'en dehors même du commentaire du cas Schreber, (seul cas des cinq psychanalyses qu'il n'ait pas traité), il n'a cessé de traiter des sujets psychotiques, de contrôler des cas en cours et de remanier sa théorie sur la question en en tenant compte dans certains de ses articles les plus importants («Pour introduire le narcissisme» par example, ou bien encore «Clivage du moi et processus de défense»). Malgré tout, la doctrine de Freud concernant les psychoses restait éparse. Il n'en surnageait que quelques bribes signalant par exemple que l'Inconscient y serait à ciel ouvert, ou concernant la projection dans la psychose (dont les kleiniens se saisiront), ou encore de références faisant état de l'importance de la composante homosexuelle dans la paranoïa, de «la perte de la réalité»... etc?
C'est à une levée du refoulement qui pesait sur cette époque qui concerne donc la période qui va des débuts de Freud jusqu'à la seconde guerre mondiale que V. Palomera s'emploie dans cette thèse au titre pragmatique: «L'expérience psychanalytique des psychoses à l'époque de Freud». Il démontre que, contrairement à l'opinion largement répandue, il y avait en effet une recherche foisonnante sur le traitement de la psychose, et il le montre, sans doute pour la première fois, de façon systématique. Le Burghözli était loin d'être le centre de tout. En outre Freud lui-même conduisait des traitements ainsi que d'autres psychanalystes de l'époque, dont certains avaient été ses analysants et dont la discussion avait lieu aux Mercredis de Vienne. C'est à cet effort clinique et théorique intense que ce travail redonne vie. Il y parvient de manière extrêmement convaincante à partir du levier d'Archimède que fournit l'oeuvre de Lacan et les concepts qu'il nous a légués pour l'entendement de la structure psychotique. L'auteur restitue ou plus exactement reconstitue la logique interne et la progression de la doctrine de Freud sur les psychoses à travers ses propres cas, dans le contexte historique qui fut le sien et qui tenait compte également des travaux de ses élèves. Lacan lui sert de pivot pour mieux ordonner et commenter l'effort de Freud.
L'idée qu'il s'agit d'une thèse d'histoire de la psychanalyse comme il en est tant, pourrait effleurer l'esprit. Rien n'en est plus éloigné. Il a fallu pourtant que l'auteur effectue une recherche historique, qu'il rassemble de nombreux travaux en différentes langues et qu'il recourre à des sources d'origine très diverses pour s'orienter selon le désir et l'invention de Freud dans la question des psychoses. Et cependant cette thèse donne la précédence à la clinique sur l'érudition et c'est cela qui fait qu'il ne s'agit pas d'une thèse d'histoire mais plutôt de psychanalyse appliquée. L'effort bibliographique y est considérable.
La méthode d'investigation adoptée échappe d'ailleurs à la chronologie puisque la première partie prend son essor des développements de Lacan sur le thème des psychoses pour les faire rétroagir sur la période concernée. On retrouve la méthode enseignée par J-A Miller au Département de Psychanalyse de Paris VIII, qui donne encore une fois dans ce travail des résultats heuristiques remarquables pour la psychanalyse telle qu'elle est aujourd'hui en problématisant les avancées et aussi les difficultés de Freud et des premiers psychanalystes et en éclairant celles qui sont les nôtres aujourd'hui.
Dans la première partie l'auteur attire notre attention sur des problèmes théoriques que Lacan a soulignés à propos du traitement des psychoses, concernant le narcissisme, le transfert et l'interprétation dans les psychoses. Ces axes de réflexion, toujours opératoires dans le traitement des psychoses aujourd'hui, sont mis à profit par l'auteur pour ordonner et scander les découvertes de Freud et les discussions avec ses disciples plus ou moins proches.
La seconde partie de l'ouvrage, intitulée «La campagne de la paranoïa» justifie la réticence de Freud, que Lacan épousera, à aborder la théorie des psychoses par le biais de la schizophrénie. Le cas Schreber y est brillamment réévoqué en montrant notamment comment et pourquoi Freud s'appuie sur le mécanisme de la projection pour rendre compte de la persécution et du délire. Mais le plus remarquable de cette partie, parce que le moins connu, est la présentation et la discussion du cas de Paul Bjerre connu de Freud et publié par lui.
La troisième partie est d'une rare précision dans l'examen de la logique du débat entre Freud et Jung. Nous noterons l'intérêt particulier de la présentation et de la discussion des travaux de Nelken et de Spielrein. S'il n'était que ces trois parties la thèse serait déjà extrêmement convaincante, mais c'est surtout à notre avis dans la quatrième et cinquième parties consacrées respectivement au narcissisme dans la psychose et aux problèmes du transfert que la thèse montre l'ample maîtrise de l'auteur et la hauteur de ses vues sur ces questions complexes. On notera tout particulièrement la clarté de l'expression et de la formulation dans les pages consacrées au «dit schizophrénique» dans un commentaire qui s'avère très éclairant pour la clinique d'aujourd'hui. De même la présentation du cas de Tausk, fait encore une fois valoir l'ampleur des références et l'originalité du propos, ce que confirme la présentation du cas inédit de Freud accompagné d'une référence à Eric Laurent dans la partie cinq qui culmine avec les développements sur le deuil d'une clarté exceptionnelle.
La dernière partie, conclusive, réussit en tout point à montrer comment l'étude de Freud nourrit encore la clinique lacanienne contemporaine. Les deux cas démontrent avec discernement et rigueur les modes d'action du psychanalyste dans la psychose et leur étroite dépendance de la perspective éthique héritée de Freud et de Lacan. Il y apparaît que le sujet psychotique peut s'analyser et s'analyse avec des résultats thérapeutiques considérables à condition de ne pas tenter d'enclore la liberté souvent effrayante dont il témoigne, dans le pré-carré de la névrose.
Pierre-Gilles Guéguen
Maître de conférences
Département de Psychanalyse de Paris VIII - St Denis
Rapport sur la thèse pour le grade de Docteur de l'université de Paris VIII, présentée par Vicente Palomera: «L'expérience psychanalytique des psychoses à l'époque freudienne»
NODVS VI, maig de 2003